Dirigée par Éric Andrieu
Du corps de Lavinia au corps de Rome
Lecture I, 1 v. 168-204 : « Pure Rome, qui m’a amoureusement réservé là » correspondant aux vers 165-201 : (Kind Rome, that hast thus lovingly reserv’d)
Éric. — Dans le texte anglais, on a une didascalie qui est intéressante comme indication de mise en scène — (Lavinia rise) En lisant, n’oubliez pas de négocier les liaisons — toutes les liaisons — et je souhaite que vous accélériez le débit. Mettez-y de la malice et de l’intelligence. Inspirez-vous du Hamlet de Kenneth Branagh par exemple. Variez le rythme et enchaînez avec aisance. Au vers 176 en français, il semble que manque un « et » en tête de vers. Il faut qu’on le sente dans la lecture.
Lecture I, 1 v.168-171.
Pascale. — Je ne comprends pas tout de cette tirade.
Éric. — Qui est le « remontant » ? C’est Lavinia, n’est-ce pas ? La métaphore d’un médicament, sa vitamine C qui réchauffe son cœur. Nous avons vu qu’elle s’agenouille aux pieds de son père, son héros, qu’elle idolâtre. Elle lui manifeste un pur amour filial légèrement incestueux.
Christophe. — Je vois un jeu de mots : « Pure Rome » et « Pur rhum » (son remontant) Quant au vers 170, j’y entends « que vive Lavinia », plus longtemps que l’éternité.
Éric. — Cela signifie : va plus loin que moi, survis à mon renom qui lui-même est éternel : C’est : « Vive Lavinia, primée de vertu », par delà ma vie. C’est une terrible exigence.
Nedjma. — C’est même sa vertu qui doit dépasser le renom de son père.
Morad. — C’est parce qu’elle sera vertueuse qu’elle dépassera le renom de Titus car la vertu est plus forte que le renom.
Éric. — La vertu serait ici une qualité relative à la virginité, dans le registre de la pureté, de l’immaculé.
Christophe. — Il exprime son souhait de la voir éternellement vierge comme on se dévoue à son dieu.
Éric. — Oui, il lui dit : reste vierge au-delà de mon éternel renom. En extrapolant, on entend : reste mienne, sois-moi fidèle, elle qui « s’éjouit en larmes » aux pieds de son Titus. La relation père-fille est ici très forte, troublante et troublée. Le personnage de Lavinia je le rappelle peut être interprété par un travesti. Il devrait être alors un être pur. Et sa vertu serait aussi sa virilité !
Christophe. — Je m’avance en disant que lorsque Lavinia n’aura plus de vertu, Titus la tuera le jour où son éternité disparaîtra en même temps que cette vertu.
Lecture I, 1 v.172-173 : « Longue vie au général Tite, mon frère chéri »
Éric. — Marcus joue ici dans le même registre, utilise les mêmes termes. Il dit en anglais : (Long live Lord Titus, my beloved brother) C’est là aussi très fort. Est-il jaloux ? On entend presque « Moi aussi, je t’aime ». Amorce du registre incestueux. (Rires) Puis, en anglais : (Gracious triumpher in the eyes of Rome) met en jeu la Grâce du triomphateur, divine et métaphysique en même temps que physique. Marcus érotise le rapport par cette flatterie. On retrouve cette formule au vers 11 de la version anglaise dans la bouche de Bassianus (If ever Bassianus, Ceasar’s son, Were gracious in the eyes of Rome) mais alors il s’agit de la Grâce du fils de César. Tandis qu’ici c’est la grâce du triomphateur. Connaissez-vous des triomphateurs guerriers en Grâce de nos jours ?
Paul-Armel. — Massoud était charismatique. Il avait une aura.
Samir. — Le sous-commandant Marcos.
Pascale. — Tous ceux qui s’engagent physiquement.
Éric. — Tito ! Il y a aussi des triomphateurs négatifs tel Saddam Hussein.
Samir. — Castro.
Christophe. — Marcus pourrait dire : « Triomphateur agréable aux yeux de Rome »
Éric. — Oui, c’est une coquetterie, un compliment. Il le flatte physiquement aussi. Ça oriente les relations de ce trio Titus-Lavinia-Marcus. Titus va tuer son propre fils quand Bassianus enlèvera Lavinia. Il s’agit d’un lien presque inaltérable. Marcus, peut-être, cherche-t-il à changer de sujet, agacé par les flatteries faites à Lavinia. La grâce du triomphateur renvoie à la sphère politique de Rome. Son propos joue sur deux registres : le registre fraternel, homosexuel et incestueux (my beloved brother) et le registre politique qui élargit le propos.
Lecture de I, 1 v.168-174
Éric. — Voyez que l’inaltérabilité du lien qui unit Marcus à Titus est manifeste dans la langue. Essayons la tirade de Lavinia avec un lien charnel, physique en plus, comme proposé hier par Patrice et Pascale. Où Lavinia demande-t-elle à être bénie ? Ne soyons pas faussement pudiques.
Essai I, 1 v. 166-173 avec Mustapha dans le rôle de Lavinia
Éric.— « Aux fortunes applaudies du tout Rome citoyen » Entendez-vous cette confusion ? Est-ce la main qui est fortunée et applaudie ? Ou bien l’endroit où est la main, sur Lavinia ?
Christophe. — Ou alors qu’elle en tant que produit de sa main reçoit par ce lien filial les applaudissements de Rome.
Pascale. — Ça marque le lien avec cette main qui va être coupée.
Éric. — Cette main, elle peut frapper, caresser, procurer de la joie, faire jouir et tuer. Elle est toute puissante, en particulier sur le corps de sa fille. Réessayons ce passage, en jouant avec la main. Il peut y avoir des caresses volées, même devant le public du tout Rome. Je pense que Titus est actif. Cette main est peut-être intrusive, folle. Peut-être pourrait-elle aller trop loin, d’où l’embarras de Titus.
Essai I, 1 v. 166-173 avec Charlotte-Titus et Morad-Lavinia à genoux et Mustapha-Marcus.
Éric. — C’est une effusion, comme un coït instantané, comme quelque chose de secret, de secrété entre eux. Private joke.
Essai du même passage avec Médiha-Lavinia et Amal-Titus. Amal propose un ralenti langoureux, quelque chose d’intime.
Éric. — Il y a quelque chose de presque déplacé qui peut être intéressant. Mais on peut aussi y voir des actions folles-furieuses. Le lien de la chair peut s’exprimer en un éclair. On verra.
Essai avec Charlotte-Lavinia et Xuan-Lan-Titus.
Lecture I, 1 v.175-195 : « Et bienvenue, neveux, de toutes ces bonnes guerres » (And welcome, nephews, from successful wars)
Éric. — Il est demandé à Titus de revêtir une chasuble blanche, une robe, symbole de Rome, et qui est un corps dont il manque la tête. C’est un habit de cérémonie, immaculé, pur, la robe des prêtres, un habit religieux, une robe de mariée qui consacre le lien. La religion apparaît ici, se mêlant au pouvoir.
Christophe. — Un costume virginal, comme si Lavinia et lui partageaient la vertu, la virginité.
Pascale. — Titus devient presque divin avec cette robe semblant magique, qui scintille.
Éric. — C’est presque l’habit de l’empereur, un habit de circonstance, le sacre avant terme. Notez que seul le vers 187 « Avec ces fils de notre défunt dernier empereur » mentionne qu’il existe deux autres candidats à l’élection. Or Titus n’enfile pas ce talisman, de l’ordre du rituel, du cérémonial. On passe du corps vertueux de Lavinia à un corps de gloire, en un phénomène d’abstraction, de sublimation.
Morad. — Or, selon Titus, sa tête ne mérite pas ce « socle »
Éric. — En parlant de lui-même à la troisième personne. Il naît une confusion de sa parole : de quoi parle-t-il ? « La sienne toute branlante d’âge et de faiblesse », est-ce lui, la chasuble, Rome ? Marcus matérialise le pouvoir dans la matière de ce costume.
Lecture v.179-180 : « Mais c’est plus sûr triomphe que cette funèbre pompe »
Nedjma. — Solon était député athénien qui aurait déclaré : « Qu’aucun homme ne soit déclaré heureux, à moins qu’il ne soit mort, car tant qu’on est en vie, on ne sait ce que peut arriver. Tandis que les morts vont aux Champs Elysées. Donc aspirent au bonheur de Solon, les morts »
Morad. — J’y comprends que le triomphe est davantage sûr pour les morts que pour les vivants.
Charlotte. — Le « que » de « que cette pompe funèbre » doit être compris sous le sens de « telle que », c’est une comparaison, que l’on retrouve dans la version anglaise : (But safer triumph is this funeral pomp)
Éric. — L’ambiguïté réside dans la traduction française dans laquelle Marcus semble suggérer qu’il existe pour Titus des triomphes plus sûrs que ceux des morts, et, en particulier, le triomphe qui l’attend s’il devient empereur de Rome ?
Morad. — Marcus rend hommage aux morts et se débarrasse ainsi du rite mortuaire pour passer à un autre cérémonial, celui de l’élection et les affaires.
Pascale. — En bon politique.
Édition anglaise citée : premier Quarto. Les indications scéniques sont dans leur ensemble celle de 1594. (Les Belles Lettres, Paris 1972, qui reprend l’Édition Arden).
Traduction : Julien Baril & Gérard Vincent. Transcription : Carine Masseron.