Dirigée par Éric Andrieu
Un discours d’ouverture ou : l’appel de Saturnin aux élites et au peuple
Nedjma. (évoque la dernière répétition à l’intention d’Éric) — Gérard nous exposait précédemment qu’il n’existait pas d’écoute mot à mot : on ne décompose l’ensemble du discours qu’après l’avoir entendu. Nous avons tenté, à partir de cette donnée, de caractériser les personnages, non d’après le texte, mais selon le souvenir gardé des vers par lesquels ils se constituent, du rythme même de leur expression.
Travail sur le plateau : traversée individuelle, puis collective d’un point à l’autre.
Éric. — On regarde les autres. Accélération. En avant, en arrière. Sortez. Quelqu’un entre ; un autre. Par deux. Par trois. Reprise. Tous. Quelqu’un à nouveau. Reprise du processus.
Rapprochez-vous. Répartissez-vous bien dans l’espace. Jeu des épaules, en diagonale. Massage lymphatique.
Relâchez les bras. Ouvrez grands les yeux. Les bras restent souples, et tout le haut du corps. En avant, en arrière. Penchez-vous en avant, dos rond. Déplacez-vous. Un tour complet.
Un partenaire : chauffez-lui les reins. Changez. Marchez. Un partenaire : chauffez-lui les épaules. Changez. Marchez. Reprenez. Un sur deux sort latéralement. On reforme les figures. Reculez d’un pas. Frottez-vous les jambes à présent. Pivotez : le bas du dos. Relâchez. On reprend : un sur deux, pivot. Un sur deux, le haut de la poitrine. Pivot. Sortez. Entrez. À la queue leu leu, face à moi. En boucle. Dégagements successifs. Reprise. Pivot. L’un part à gauche, l’autre à droite. Changement de place. Avancez d’un grand pas. Reprise. Dégagements. Face à moi : l’un en avant, l’autre en arrière. Pivot. Sortie en marche arrière. Tout le monde en marche avant ; en marche arrière. On reprend. Sortie en marche arrière. Pivot, face au mur.
Sortie latérale. Marchez. Repositionnez-vous face à moi.
Descendez sur vos genoux, souples. Mouvements du bassin, pieds parallèles. Rotation : gauche, droite, en avant, en arrière. Respirez. Reprise. Fléchissement, en gardant les mains sur les genoux. Jambe gauche, droite. Relâchez. Alignez, pieds bien à plat. Remontez doucement. Basculez vers la bas du dos, tenez. Ça doit être fluide, élégant. Tendez les cuisses. Décontractez. Regardez en face de vous, pas votre jambe. Relevez-vous.
Pause.
Dramaturgie : lecture I, 1, Saturnin : (Noble patricians) Dans la traduction (Paul-Armel) ; en anglais (Éric). Rappel de la fonction patricienne dans la Rome antique.
Éric. — Noble patricians est une redondance typique, destinée à accentuer le poids et le prestige de ce pouvoir. Et « patronne de mon droit » est une expression pour ainsi dire gonflée dans ses résonances : la règle et le principe, l’origine, la souveraineté, le prestige, la puissance patronale. Cette Rome, par ailleurs, si elle emprunte à l’Histoire des données précises, dans une sorte de mixte, est néanmoins une création intemporelle, une organisation en soi, de type poétique, qui suit ses données propres. (Comparaison par plusieurs, en écho de cette ouverture de Titus, avec l’actuel Empire américain, sa domination, ses mots d’ordre : l’Axe du Bien, etc. On parle aujourd’hui de pax americana, comme on parlait jadis de pax romana. Rappel de la fonction politique du théâtre, de son impact en tant que tel)
Éric. — Je ne songe pas seulement, ce disant, aux interventions publiques d’acteurs, qui dérangent pas mal de monde apparemment si l’on en juge par nombre de réactions, et qui montrent bien le poids et le prestige réels dont ils peuvent peser dans nos sociétés. Notre activité artistique, en tant que telle, peut avoir des répercussions proprement politiques, si artisanale soit-elle par rapport à d’autres.
« Et compatriotes, vous mes chauds partisans » (v. 3 : And, countrymen, my loving followers) dans countrymen il y a country, à la fois le pays et la campagne. Nous avons donc, d’un côté les élites, de l’autre les paysans. Les élites, dans ce système romain, ce sont les citoyens qui votent entre eux, pour eux. Les paysans ne votent pas, eux. Saturnin les tient par les sentiments : l’amour (my loving followers) alors qu’aux élites il parle le langage du droit. Ces followers, ces « chauds partisans », comme dit notre traduction, il leur incombe de l’aider. Ce sont les affects qui sont ici mis en jeu, face à la justice.
« Je suis son fils né en premier qu’eut le dernier » (v.5) Ce n’est pas seulement coquetterie de rythmique. C’est une manière de s’imposer. On entend en résonance : je suis le premier et le dernier. L’aîné du souverain le plus proche dans le temps.
« Aussi faites que l’honneur de mon père » (v.7 : Then let my father’s honours)
Mustapha. — Avant, c’était lui qui vivait dans l’honneur. À présent c’est l’honneur qui va vivre en lui.
Éric. — Très bien formulé. Mais, cet honneur, il faut y voir également le diadem, symbole somptueux, joyau de toute la richesse très matérielle que représente l’empire. En d’autres termes : ça va lui appartenir en propre. Plus question de demander à papa de l’argent de poche : il devient propriétaire. L’honneur, c’est aussi cette valeur-là. Ses veines, de petits ruisseaux d’or. (Rires) Il faudrait essayer de le représenter concrètement sur scène. Et puis, il y l’argument de l’hérédité, avec la force qui lui est propre.
Nedjma. — On vit toujours, aujourd’hui, dans ce sentiment très fort de la survie du parent dans l’enfant. Réalité biologique et symbole à la fois.
Mustapha. — On continue de dire, au Maroc, quand le roi vient d’être enterré : Vive le roi ! Sa prolongation se trouve directement dans son fils.
Morad. — Il ne faut pas non plus laisser le temps à la révolte.
Mustapha. — Exactement.
Patrice. — Chez les gitans, on joue la même musique à l’enterrement qu’au mariage : même symbolisme.
Éric. — Ce discours de Saturnin apparaît donc, dans sa trame, très médité, réglé, concentré. Et pourtant, si précis soit-il, quelque chose le dépasse. Il n’est pas entièrement sûr de lui. Quoi qu’il en soit, son argumentaire tel qu’il s’offre, pour l’acteur, donne du jeu.
« Ou ne blesse mon aînesse de cette indignité » (v. 8 : Nor wrong mine age with this indignity)
Xuan-Lan. — L’honneur de son père, s’il n’est pas satisfait à travers lui, pourrait revenir en fantôme outragé pour les tourmenter tous.
Amal. — Dans cette évocation d’une blessure, d’une atteinte à son intégrité, il y a encore une manipulation par le sentiment brut, l’application d’un chantage.
Christophe. — C’est tout à fait ça.
Paul-Armel. — Je reste tout de même un peu étonné qu’avec le droit légitime et traditionnel qui est le sien, Saturnin se montre si inquiet de sa position.
Éric. — C’est exact, mais nous devons, pour l’instant, remettre cette question à plus tard, avec plus d’une autre.
Essayons de passer au jeu. Pour ces quatre premiers vers, le fait, que soulignait très justement Karina, qu’aux arms de l’élite font soigneusement pendant les swords des paysans, les armes des uns aux épées des autres, cette opposition peut nous fournir un excellent appui pour l’interprétation.
Morad. (donne ce début) — […]
Éric. — D’accord. On voit nettement les deux axes de l’argumentation. Veux-tu reprendre ? Nous allons participer. Nous voici, les élites : débrouille-toi pour trouver le peuple.
(Reprise de Morad dans le sens de ce repérage spatial)
Éric. — Bien. Saturnin veut séduire, mais pour autant il garde un ton impérieux. Paul-Armel, à toi. Recherche les compatriotes.
Paul-Armel. (se met vigoureusement en quête de ceux-ci)
Éric. — Très bien. Qui veut se lancer encore dans ce calvaire ?
Amal. (d’abord très solennelle, dramatique, ensuite anxieuse, dans toutes les directions à la recherche de ces indispensables compatriotes) — « Je suis son fils Pour coiffer le diadème » (Nombreuses ruptures de ton. Variations, ton extatique, puis soudain vif. Rires sur ce final)
Éric. — Voilà une possibilité. Merci. À demain, quatorze heures.
Édition anglaise citée : premier Quarto. Les indications scéniques sont dans leur ensemble celle de 1594. (Les Belles Lettres, Paris 1972, qui reprend l’Édition Arden).
Traduction : Julien Baril & Gérard Vincent. Transcription : Hugues Gerhards.