Comme les acteurs travaillent en chœur, les traducteurs sont un groupe qui ne s’exprime que d’une voix […] pour leur traduction sur le champ poétique, devant les décasyllabes de Shakespeare.
Le choix d’un vers de douze syllabes en français, n’est pas arbitraire, il est conventionnel, nous nous sommes trouvés d’accord, et le chœur des acteurs nous a été en ces termes métriques accordé par Éric Andrieu.
Le groupe de poètes dramatiques auquel appartient Shakespeare, que nous appellerons ensuite les élisabéthains, sont alors désignés comme les « metricians », animés par Walter Raleigh, qui n’écrit pas de théâtre mais encourage de ses poèmes et de ses exploits ce petit groupe. Ils rivalisent d’adresse à redéfinir la tragédie en s’alignant tous sur ce point de départ commun, le décasyllabe, qui les mesure entre eux, enregistre par une sorte de mémoire leurs avancées. Il s’agit d’un compte conventionnel de syllabes, tiré de la forme traditionnelle des ballades, une poésie chorale populaire, chantée et dansée sans instruments sur des complexités rythmiques variantes en cours de la ballade. Il ne s’agit pas, au contraire, de la construction prosodique d’une régularisation de la diction, telle que la théorie classique de l’alexandrin en France a fini par prévaloir dans la tradition théâtrale de ce pays et dans la relation de notre théâtre à la poésie.
Nous manions donc un dodécasyllabe, beaucoup plus qu’un alexandrin blanc, quoique nous lui empruntions ses règles de compte, qui ne sont en fait que des latitudes à compter ce qui arrange bien, exactement comme les élisabéthains en usaient pour leur compte de dix syllabes. Nous respectons cependant de près les mouvements syntactiques toujours très singuliers des vers shakespearien, si singuliers qu’ils sont caractérisants du rôle, du déroulé d’un pas silhouettant une démarche sur les terrains mouvants de la tragédie. Ce rôle que déroulent les vers est-il le personnage, ou la porte ouverte à tous genres de stupéfiantes merveilles que découvre leur inventeur en fonçant leurs traits dans la tragédie ? Il s’agit en tous cas dans notre travail de suivre à la rigueur l’arrangement syntactique du vers, beaucoup plus que de poursuivre les décevantes chimères de la phénoménologie sonore de la poésie de harcèlements mimétiques. Il n’y a rien de mieux traductible au contraire de ce que l’on dit, que la poésie shakespearienne, elle consiste en beaucoup de sens par peu de sons, voilà pourquoi ils sont éclatants à entendre. C’est la répartition de ces fortes charges dans le vers qu’il faut respecter, pour obtenir la même portée, les mêmes prodiges de voltes et grands écarts imprévisibles entre son et sens, selon les étranges tournures que prend constamment le vers shakespearien.
Gérard Vincent
Vous pouvez télécharger l’édition numérique de la traduction de Titus Andronicus